Comme une revue de presse …
Ils n’ont pas de noms, les personnages qui se présentent devant nous par le biais de ce comédien assis à sa table qui n’a pour seul outil que sa parole et les expressions de son visage et de ses mains. Pourtant on perçoit que ceux qu’il évoque sont différents les uns des autres. Leur langage est plus ou moins châtié, leur phrasé plus ou moins haché, ponctué de « ben », de « tu vois », de « ouais » ou de « pfff ». Parfois ils avalent une partie des mots, négligent les « ne » des négations. Ils parlent pointu, ou ont l’accent du Midi. Ils hésitent, se reprennent, reviennent sur un thème comme une antienne, laissent des phrases en suspens. Parfois même ils parlent un français mâtiné de langue ou de tournures étrangères. Philippe Durand passe de l’un à l’autre sur son petit bureau-castelet, homme-tronc qui épouse tour à tour un rythme de voix, une scansion, une respiration, un accent. Un homme multiple chargé d’une parole plurielle, attentif à conserver à chacun ce qui le différencie, ce qui le rend unique.
Le fonctionnement de la SCTL, on le voit apparaître par bribes, en suivant le fil des prises de parole, soigneusement agencé. Mais ce qui frappe surtout c’est le côté habité de l’expérience. Dans la galerie de portraits que Philippe Durand dresse, il y a les « vieux », qui ont été à l’origine du projet et craignent son dévoiement, les « jeunes » – les nouveaux arrivants – qui ne comprennent pas toujours, les ex-urbains qui se refont une vie, les « théâtreux » en mal d’authenticité et les amoureux de la terre et du travail manuel, les « militants » ou pas, des hommes et quelques femmes, dont la seule employée de la SCI. Ils décrivent une vie dure, âpre, sans confort, faite de travail constant sur une terre difficile mais qu’ils aiment. Ils parlent d’un temps différent, sans mécanisation à outrance, loin des catégorisations en tout genre, agro-écologisme en tête. Ils effleurent sans s’y attarder le statut d’« étranger » dont les autochtones les affublent, stigmatisent une agriculture où la machine modèle la forme de l’exploitation, ils fustigent la récupération « verte » et vide de sens des grandes enseignes qu’ils combattent. Ils ont le parler vrai de ceux qui font et accordent paroles et actes.
Tous viennent dire qu’on ne vit pas impunément sur le Larzac. Ils disent leurs difficultés parfois à se défaire de l’idée paysanne bien ancrée d’être « propriétaire » de la terre, de la manière dont ils ont appréhendé la question de la « location » ou du « fermage » et des débats pour établir la valeur d’usage. Ils font état d’interrelations pas toujours roses, entre ceux qui recherchent le pouvoir et les autres, ceux qui sont dans l’action et ceux qui sont dans la pensée. Ils détaillent les modes de « recrutement », disent leur fierté d’avoir réussi le pari un peu fou de développer cette terre perdue, déshéritée, leur volonté de ne pas se lancer dans une querelle des anciens et des modernes et de préserver ce que la SCTL a conquis de haute lutte. Ils abordent enfin la question de leur départ à la retraite, le déchirement de s’arracher de leurs racines, de leur histoire familiale pour s’installer ailleurs. Ils racontent surtout, la tête dans les étoiles, combien ils ont conscience d’avoir mené, et de mener encore, un combat exemplaire pour une autre société, plus juste, plus humaine, où écouter l’autre et discuter de manière collégiale pour trouver un consensus ont un sens. De tout cela, on leur sait gré. Comme de cette étincelle d’espoir qui continue de briller au fond de leurs prunelles et que la chaleur de leurs témoignages, transmise par la voix de Philippe Durand, nous communique.
(texte du site : https://www.artcena.fr/magazine/critiques/larzac-de-philippe-gerard)