Que reste-t-il aujourd’hui du «mariage de Lip et du Larzac»?

Quelle étaient les motivations des syndicalistes ouvriers qui ont soutenu les paysans du Larzac? La guerre d’Algérie et les conflits sociaux, notamment, ont rapproché leurs combats. Récit.

Des militants pacifistes et des agriculteurs se réunissent, le 18 août 1974 sur le causse du Larzac, dans la région de Millau, pour manifester contre l'extension d'un camp militaire. | Photo AFP

Des militants pacifistes et des agriculteurs se réunissent, le 18 août 1974 sur le causse du Larzac, dans la région de Millau, pour manifester contre l’extension d’un camp militaire. | Photo AFP

Une histoire du Larzac par celles et ceux qui l’ont vécu, et le vivent encore aujourd’hui.

En août 73, deux ans après l’annonce par le gouvernement du projet d’extension du camp militaire du Larzac (de 3000 à 17000 hectares) et du début de la lutte paysanne contre ce projet, la fameuse «marche sur le Larzac» rassemblait près de 100.000 personnes sur le plateau, consacrant ainsi ce causse rocheux et apparemment désertique, comme le lieu et le symbole de contestations multiples: occitaniste, pacifiste, altermondialiste, anarchiste, autogestionnaire… La manifestation était organisée par le mouvement des Paysans-Travailleurs. Son leader et fondateur, Bernard Lambert, venu de Loire-Atlantique et promoteur d’une nouvelle gauche paysanne, y a prononcé un discours enflammé: «Jamais plus les paysans ne seront des Versaillais! s’est-il écrié. Nous allons à un mariage, le mariage des ouvriers et des paysans, le mariage de Lip et du Larzac!».

Refus de l’uniforme

Cette «convergence des luttes» paysanne et ouvrière ne s’est pas limitée aux Lip. Au pied du plateau aussi, dans la ville ouvrière de Millau, les usines fermaient, dont l’emblématique ganterie Jonquet. Des politiques et syndicalistes de la région ont rapidement vu dans l’opposition à l’extension du camp militaire une lutte qui rejoignait leurs préoccupations sur l’avenir de la région. Un comité millavois s’est constitué sous l’impulsion du secrétaire de la CFDT locale, suivie par la création de comités Larzac dans toute la France.

Robert Siméon fut l’un de ces militants. Il a joué un rôle majeur dans le déclenchement du mouvement, puisqu’il été le premier à entendre parler du projet du gouvernement à l’été 1970 et à initier la mobilisation. Nous l’avons rencontré à Solanes, hameau situé sur le Puech d’Andan en face du Larzac, où lui et sa compagne Brigitte Cadot habitent aujourd’hui et y possèdent un gîte rural.

«Je suis parisien d’origine. J’étais apprenti dans l’imprimerie de presse, donc au contact d’une classe ouvrière un peu intellectuelle. Quand le moment est venu de faire mon service militaire, j’ai décidé de refuser l’uniforme. Il n’était pas totalement sûr que j’aille en Algérie, mais je pensais que j’irais et, de toute façon, je réagissais d’abord contre l’arbitraire de l’armée. On sortait de la guerre d’Indochine et j’avais toujours entendu mes parents critiquer la France coloniale. J’ai donc rejoint l’Action civique non violente , je me suis constitué prisonnier et j’ai été condamné à 18 mois de prison. A la fin de ma peine, la guerre d’Algérie était terminée. J’ai fait 8 mois de service militaire et, dès que le statut d’objecteur de conscience a été voté [en décembre 1963 ndlr], j’ai fait la demande et j’ai été libéré deux mois après.

«J’ai senti que c’était scandaleux»

«J’ai repris mon travail dans l’imprimerie. Je me suis marié en 1964 et nous avons vite cherché à fuir la vie parisienne. En 1967, les parents de mon épouse m’ont proposé une formation de berger à Rambouillet, à l’issue duquel on m’a demandé où je voulais exercer. J’ai choisi cette région dont j’étais tombé amoureux quand j’avais 18 ans et je me suis retrouvé berger sur le Larzac, à la ferme des Baumes, en Gaec avec trois autres copains». En raison de divergences avec les autres, il finira cependant par quitter les Baumes et retourner travailler dans une imprimerie locale.

Brigitte Cadot et Robert Siméon chez eux. | Photo Anne Denis.

«On a fait des tracts, des affiches, on a bombé les routes, contacté les élus d’opposition, et la mayonnaise a pris. Avec d’autres, on a organisé une première manifestation le 9 mai 1971 entre Millau et La Cavalerie [village au centre du plateau et base du camp militaire] avec le Mouvement pour le désarmement, la paix et la liberté (MDPL) et l’appui de la communauté de l’Arche, des occitanistes et de la CFDT.

Le rôle clé de Lanza del Vasto

L’Arche était un mouvement non violent créé par le philosophe italien Lanza del Vasto, chrétien et disciple de Gandhi. «J’avais été en relation avec la communauté, alors basée dans le Vaucluse, car une partie de ses membres s’était opposée à l’instauration des camps d’assignation à résidence [camps de nationalistes algériens suspects, pendant la guerre d’Algérie ndlr]. En 1963, l’Arche est venue s’installer à la Borie Noble [sur les contreforts du Larzac]. Or, j’estimais que si l’on devait s’opposer à l’État, il fallait le faire de façon non violente, sinon ça dégénérerait et certains partis politiques n’attendaient que ça. Je suis donc retourné voir l’Arche pour leur parler du projet d’extension. Ils ont d’abord hésité à s’impliquer, ils pensaient que les paysans ne bougeraient jamais, mais ils nous ont finalement rejoints».

L’initiative, on le sait, a été décisive pour l’entrée en résistance active des 103 exploitants agricoles menacés d’expropriation. «Les Compagnons de l’Arche ont eu une grande influence, car ils étaient pour la plupart catholiques et comptaient même des prêtres dans leurs rangs». Une caution morale déterminante pour les éleveurs du plateau, alors très méfiants face aux intentions des jeunes révolutionnaires notamment maoïstes, attirés à Millau par le conflit et prêts à en découdre avec l’armée. En mars 1972, la médiatique grève de la faim de Lanza del Vasto pendant 15 jours à La Cavalerie achève de sceller l’union sacrée des paysans qui, lors d’un solennel «serment des 103», s’engagent à rester coûte que coûte sur leurs terres, mais sans violence.

Déjà père de trois jeunes enfants, Robert Siméon part, lui et sa famille, s’installer à Villefranche-de-Rouergue, où il a trouvé un travail de technicien agricole, tout en revenant régulièrement participer aux actions, marches et manifestations sur le Larzac. Quatre ans plus tard, il se sépare de sa femme et rencontre Brigitte Cadot –sa compagne actuelle– technicienne de la chambre d’agriculture à Millau. Il rentre définitivement à Millau en 1979. Deux ans plus tard, François Mitterrand arrive au pouvoir et tient sa promesse de renoncer à l’extension du camp.

Tout à inventer

«Après 1981, il y avait tout à construire, raconte Brigitte Cadot avec enthousiasme. Il n’y avait ni eau ni téléphone dans les fermes abandonnées ou squattées, pas de routes ni de chemins». Originaire du Pas-de-Calais, membre du PSU et de la CFDT, elle s’est, aussi, pleinement impliquée dans l’aventure du Larzac, à la manœuvre depuis la Chambre d’agriculture: «J’ai été une des premières femmes conseillère d’exploitation. On faisait du développement agricole, on voulait changer le monde! Tout était à inventer: que faire des terres, des maisons, comment installer ces jeunes venus rejoindre la lutte? La création de la SCTL [Société Civile des Terres du Larzac qui regroupe les fermiers du Larzac pour gérer collectivement le foncier encore détenu par l’État, ndlr, voir les épisodes 1 et 2] a été une innovation géniale».

Les jeunes désireux de s’installer sur les terres pauvres du plateau (pour y poursuivre l’élevage traditionnel de brebis laitières mais aussi pour y diversifier les activités, ouvrir une ferme-auberge…) n’étaient pas tous issus du monde paysan, beaucoup n’avaient pas un sou à investir : «Mais ils n’avaient peur de rien, se souvient Brigitte Cadot, c’étaient des pionniers. Ils ont fait les formations nécessaires et, professionnellement, ils ont tenu la route, à part quelques rares échecs».

Robert Siméon a par la suite changé une nouvelle fois de métier pour devenir plombier-chauffagiste, activité qu’il a exercée pendant 20 ans avant de prendre sa retraite. Ni lui ni elle n’ont renoncé à leurs convictions politiques. Ils restent, disent-ils, antimilitaristes «mais pas antimilitaires». Ironie du sort, deux des petits enfants de Robert (âgés de 32 et 26 ans) sont justement devenus militaires. «Il s’agit surtout pour eux d’un engagement humanitaire, explique-t-il tranquillement. Quand le premier m’a annoncé son intention d’entrer dans l’armée, il y a 10 ans, je lui ai écrit une longue lettre pour lui dire ce que j’en pensais. Je n’ai pas eu de réponse mais je suis sûr qu’il l’a gardée.» Et il ajoute, un peu tristement: «Je me rends compte que la situation internationale a évolué, que certaines choses sont dépassées.»

Le traumatisme algérien

Alain Desjardin fut une autre cheville ouvrière essentielle du combat du Larzac. Son cheminement politique est également intimement lié à la guerre d’Algérie mais, contrairement à Robert Siméon, il n’a pas été réfractaire. Aujourd’hui âgé de 83 ans, il nous reçoit dans sa maison, une belle bâtisse traditionnelle sombre et basse située au hameau de Montredon (cœur de l’organisation larzacienne, où se trouvent aussi le siège de la SCTL et la maison de José Bové). Et nous raconte son parcours. «Je suis l’aîné de huit enfants. En 1949, j’ai passé mon certificat d’études. A mon retour, mon père, qui était maraîcher, m’a demandé si je l’avais eu ; j’ai dit: « oui, je suis deuxième du canton ». Il m’a répondu: le tracteur t’attend».

Les livres lui sont interdits mais sa mère lui passe en douce quatre romans dont trois Jules Verne qu’il lit et relit la nuit, avant de se lever à 4 heures du matin préparer les légumes pour les Halles de Paris. Pour fuir cette vie, il entre à l’armée et devient parachutiste en Algérie. «J’y ai découvert la colonisation et l’instruction des militaires d’Indochine, qui voulaient se venger sur les Algériens après leur défaite.» Il assiste à des atrocités et ne réussit, avec ses camarades, à manifester sa révolte qu’en refusant de chanter tout en défilant devant le général Massu. «Tout ça pour dire, explique-t-il, que nos origines prolétariennes, à moi et à mes camarades, ne nous avaient éveillés ni au marxisme, ni à la théologie de la libération [qui comptera pour lui par la suite]».

Alain Desjardin | Photo association des Anciens appelés en Algérie (4acg).

Vient mai 68. Alain Desjardin s’engage à l’Action catholique ouvrière, devient un permanent très actif de la CFDT de Roubaix, court de meeting en meeting, participe aux négociations sur le droit syndical, anime les «Assemblées ouvriers-paysans» issues du PSU (de sa frange la plus radicale), où il milite. Il y côtoie Bernard Lambert et c’est ainsi qu’il est amené à co-organiser le premier rassemblement sur le Larzac en 1973. «J’y suis resté pendant 6 semaines, avec 120 militants. Puis on est repartis avec Lambert à Besançon [où le conflit Lip battait son plein] et j’ai été plébiscité pour y organiser la marche de 100.000 personnes en septembre 73

Regard désabusé sur les jeunes

Alain Desjardin travaille ensuite quelques années aux Assedic de Nanterre lorsque l’arrivée de Mitterrand au pouvoir met un coup d’arrêt au projet d’extension du camp du Larzac. «On a décidé de s’y établir, ma compagne et moi. Parmi les 5 fermes qui nous ont été proposées [par les leaders paysans de la lutte, ndlr], on a choisi La Salvetat, qui avait été occupée par l’armée, et on s’y est installés le 14 octobre 1981». Il rénove cette imposante bâtisse en ruines, y devient agriculteur, milite à la Confédération paysanne et chez les Verts, cependant sans retrouver, semble-t-il, le même espace d’action que dans les années 70.

À sa retraite, il doit rendre sa ferme , comme c’est la règle à la SCTL, qui lui attribue sa maison actuelle. La guerre d’Algérie continue de le hanter et a, reconnaît-il, déterminé toute sa vie. Il préside aujourd’hui encore l’Association des Anciens appelés en Algérie, qui organise des débats où, déplore-t-il, «ne viennent que des Anciens». «Les jeunes ne savent plus rien de ce que fut la conscription, ni de l’atomisation de nombreuses familles comme la mienne pendant la guerre», soupire-t-il.

Cet activiste de toujours porte un regard désabusé sur ces jeunes, y compris sur ceux qui prennent actuellement la relève des historiques de la lutte du Larzac et ne s’investissent pas assez, selon lui, dans le fonctionnement collectif du plateau. De plus, les nouveaux cogérants de la SCTL ne sont pas assez formés pour tenir tête aux membres qui ne jouent pas le jeu (ou ne paient pas leur loyer), estime-t-il. «Contrairement à nous (les anciens), ils n’ont pas de culture de la vie associative et politique, et ne voient pas la nécessité de se retrouver ensemble, de prendre le temps nécessaire: cela fait obstacle à la compréhension, cela génère de l’indifférence». Même si les jeunes qui choisissent aujourd’hui de s’installer sur le Larzac sont en général nettement plus politisés que dans le reste du monde agricole, ils sont, il est vrai, moins militants que leurs prédécesseurs. «Moi, je ne peux pas séparer le Larzac de l’évolution du monde et de la façon dont les dominants de ce monde nous tiennent», conclut Alain Desjardin.





2021-04-26T10:31:26+00:00